La critique de la politique s’inscrit dans cette longue histoire qui a ré-insufflé un vent révolutionnaire là où des partis « révolutionnaires », des armées « révolutionnaires », des gouvernements « révolutionnaires » puis à nouveaux des partis « révolutionnaires » et leurs armées de militants « révolutionnaires », finissaient par s’imposer comme formes confiscatoires des poussées révolutionnaires, au nom des nécessités d’un pragmatisme de l’efficacité. La rupture avec la forme Parti et la critique du militantisme, fondatrices chez les anarchistes (ce qui n’empêche pas d’avoir à lutter contre des avatars tout aussi nuisibles d’organisations hiérarchiques en leur propre sein), fait l’objet d’une lutte interne aux courants communistes, et forme les courants communistes anti-autoritaires et anti-gestionnaires. Qu’elle creuse la question des travers inhérents à la constitution d’Organisations ou qu’elle s’affine (et s’élargisse) en critique du citoyennisme, on peut considérer qu’une lame de fond déclinée sous mille formes, y compris contradictoires entre elles mais toutes « anti-politique », a contribué à une rupture nécessaire avec la gauche et le gauchisme. Il s’agit donc d’en finir avec la forme Parti, mais aussi avec ses états éventuellement plus mous ou déguisés et mieux adaptés à ce monde comme le réformisme, le républicanisme, le démocratisme et leur jeu des partis politiques, le lobbyisme, le progressisme qui veut nous mener de son pas cadencé vers une démocratique fin de l’histoire, avec les politiques identitaires qui cherchent à nous Organiser en fonction de ce que nous sommes supposés être plutôt que de nos perspectives, avec le programmatisme dans la foulée, entre autres.
Au delà de tout ça, à chaque moment de lutte, dans chaque projet subversif se joue cette tension entre s’installer dans un culte pragmatique de la forme et le confort des compromis (le repos après la bataille, la « victoire » après la lutte, la gestion après la révolution) et laisser l’inventivité confrontative faire son chemin y compris contre ceux qui s’y croiraient installés.
Face à ces écueils mille fois ramenés, préférer la vie à la politique semble pouvoir constituer une boussole salvatrice pour rester dans l’inventivité confrontative.
Pourtant refuser la politique n’implique pas d’accepter voire de devancer la dépolitisation en cours.
Car il y a plusieurs manières de se défaire de la politique, Lui préférer le néant, grignoter la politique de l’intérieur à la manière du pays imaginaire de l’Histoire sans fin, en plus d’être bien souvent une autre manière de continuer à faire de la politique (« tout est politique », c’est-à-dire tout peut rapporter politiquement, même la dépolitisation), nous éloigne toujours plus radicalement des luttes et de l’émancipation.
Et en effet, il nous semble essentiel de ne pas abandonner les questions politiques et de tenter de s’y confronter de façon anti-politique. Or, dans cette perspective, proposer des discussions sur des sujets comme la Religion, la Réaction, les frontières, le travail ou la prison, c’est bien, en un sens, refuser les formes de dépolitisations en cours. Car de fait, ici comme ailleurs, on ne parle pas de tout et de n’importe quoi, le sujet des vertus bienfaitrices que les carottes ont sur la vue, la couleur des fesses, et l’amabilité de ceux qui s’en nourrissent n’est et ne sera (sans doute) pas abordé dans les discussions que nous proposons sur les questions de notre temps, par exemple. Que mettons-nous donc derrière les mots « politique », « dépolitisation », « anti-politique » ? Questions complexes s’il en est, puisque se joue ici la singularité de la perspective révolutionnaire et la vivacité des manières de se la poser : le choix de la vie contre la politique en somme. Si aujourd’hui on voit se répandre la perspective mortifère de la dépolitisation, à travers toutes ces formes de repli sur soi, son potager, sa famille, son squat, sa bande affinitaire, sa communauté, ses traditions, de peur des autres, de sécurisation des rapports, et ce au cœur même des milieux les plus militants, c’est que la tentation semble grande de se glisser dans le moelleux d’une époque qui ne cesse de se reproposer comme solution aux problèmes qu’elle pose, et d’en accepter les formes les plus politiques de maintien de l’existant : la dépolitisation qui ne cesse de venir n’est rien d’autre qu’une des positions politiques confortables pour que le monde perdure. Ce climat dépolitisant fleurit dans ce sol meuble où on lutte plus contre la complexité, les « sachants » et la spécialisation que contre l’Etat, où le ressenti devient le départ et l’arrivée de toute pensée, ou l’argument d’autorité (par exemple l’identité) remplace le conflit et l’argumentation, ou être suffit à faire croire qu’on lutte.
A partir d’une réflexion anti-politique contre la hiérarchisation et la spécialisation par exemple, on finit par adopter comme acceptable la perspective de prôner l’autogestion du recyclage des excréments (Cf. Comment composter sa merde sans paniquer, disponible sur le site infokiosques.net), ou encore comment « mur par mur et pierre par pierre » construire dans ce monde de façon autogérée (cf Pierre par pierre – mur par mur sur le même site). Au-delà de l’anecdote, l’essentiel devient de ne pas paniquer, de maîtriser sa vie, ses désirs, ses déchets et son empreinte carbone.
La question ici n’est pas de classer dans un tableau ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, ce qui est anti-politique et ce qui est dépolitisé. la question est plutôt de repenser le terme « politique » dans son contexte actuel, de réfléchir à cette étrange oscillation entre antipolitique et dépolitisation, et peut-être par ce biais d’ouvrir des questions comme celle de l’intervention révolutionnaire. L’enjeu, c’est celui de la réanimation d’une rupture forte et anti-politique avec la perspective réformiste, mais aussi celui de la création d’une rupture à la racine avec la dépolitisation en cours qui ne cesse d’être de plus en plus compatible avec les formes actuelles les plus normales de la politique.