Mercredi 26 juillet 19h30
La déstabilisation de l’ennemi, voire de l’allié qu’on veut affaiblir au cas où il devienne un ennemi un jour, fait partie des tactiques des États et groupes dominants, en temps de guerre comme en temps de paix, et ce quel que soit le cadre de la rivalité. Que les enjeux de pouvoirs soient diplomatiques, politiques, économiques ou culturels, on cherche à accroître sa force par la ruse, et à creuser l’écart en diminuant celle de l’adversaire. Du Protocole des sages de Sion aux opérations « paranormales » contre le Vietcong des années 60, une des caractéristiques de la déstabilisation c’est de n’avoir aucune limite dans les moyens mis en œuvre pour arriver à ses fins. La Russie actuelle investit particulièrement dans cette logique délétère à travers ses « fermes à troll » qui lancent et poursuivent des tonnes de rumeurs dont certaines parviendront à s’insérer dans le complotisme ambiant et à fructifier (les punaises de lit à Paris par exemple) ou profite, sans aucun état d’âme évidemment (mais qui croit encore qu’un État puisse avoir des états d’âmes?), des déchirements actuels autour du conflit israélo-palestinien avec les tags, les mains rouges, etc., cette logique est à l’œuvre de manière plus ou moins centrale dans toutes les gestions étatiques des conflictualités externe mais aussi interne, et la stabilité du pouvoir se construit par la déstabilisation de ce qui pourrait la mettre en péril.
Nous avons plusieurs bonnes raison de nous intéresser à cette question autrement qu’en cherchant à ne pas tomber dans ces pièges puisque pour partie chacun se retrouve la cible de ces multiples mensonges organisés. Ce n’est pas cet aspect là qui nous intéresse, et, si nous ne croyons pas aveuglément à ce que dit la presse, nous ne considérons pas pour autant qu’il faille, de manière faiblement paranoïaque, organiser sa vie pour s’en défier et devenir par là-même de la chair à complotistes… et à opération de déstabilisation.
Une première raison peut être le fait que ce jeu pervers entre États use parfois des moyens qui sont les nôtres, par exemple les tags dans le cas récent de la Russie, d’autres moyens avec plus de conséquences parfois aussi. Néanmoins il est évident que cet usage manque toujours singulièrement de finesse, et qu’un peu de bon sens suffit quand même à démêler les émanations réelles des aires subversives des grossières manipulations.
Si nous proposons d’en discuter c’est plutôt parce que ces techniques de déstabilisation ont été utilisées aussi, et de manière particulièrement ravageuse et efficace, en interne, pour réduire l’offensivité de mouvements ou groupes dont les activités étaient considérées comme potentiellement dangereuses pour la stabilité des États. On peut retrouver cette logique par exemple dans le fait de favoriser l’arrivée de drogues très destructrices (le crack, l’héroïne) dans des milieux ou même dans des zones d’où la subversion pourrait s’intensifier comme sans doute dans les banlieues en France dans les années 80, mais l’exemple du Cointelpro est à ce titre le plus instructif.
On voudrait discuter de ce qui rend fragile à ce type d’interventions, et en particulier des faiblesses qu’elles exploitent. Il n’y a parfois pas grand-chose à y faire pour s’en prémunir, à part essayer de garder la tête un peu froide ce qui n’est pas toujours facile, surtout si la perspective n’est pas pour autant de laisser nos affects et nos sentiments en dehors d’un militantisme qui fantasme alors une efficacité très déshumanisée et très intrusive dans la vie de chacun.
Mais la faiblesse principale qui rend ces tentatives possibles, c’est quand même la désagrégation des perspectives qui devraient nous réunir malgré les différences et les dissensions, et ce particulièrement quand les milieux subversifs se sclérosent et que les guerres de chapelles prennent le dessus sur la vitalité du mouvement révolutionnaire et que les rumeurs remplacent les conflits vivants. C’est lorsque le ressentiment s’accroît, lorsque les uns et les autres sont plus préoccupés de composer avec leurs « frères ennemis » (c’est à dire de les ingérer ou de les détruire) que par celle d’intervenir dans la réalité, quand la question du pouvoir (toujours en vérité dérisoire) se pose en lieu et place de l’émancipation, que la fragilité à ces opérations de déstabilisation est la plus grande. L’époque est évidemment propice, et si on rajoute un goût immodéré pour la circulation de rumeurs, l’accusation, le ressentiment, les excitations collectives sur du rien, il s’agit pour ceux qui les mènent, de s’installer dans une radicalité uniquement liée à l’incrimination des autres, on se retrouve presque dans une situation où il n’y a pas besoin d’intervention extérieure pour que la déstabilisation s’opère. A ce niveau, c’est presque de l’auto destruction. Quels que soient les intérêts qui amènent certain à se faire Cointelpro autogéré en diffusant sciemment des rumeurs qu’ils savent fausses pour affaiblir leurs adversaires politiques et éviter d’avoir à défendre ouvertement leurs propositions politiques parfois même inexistantes ou indéfendables (qui à part les appellistes, et leurs suiveurs décérébrés, est prêt à défendre que la perspective c’est prendre le pouvoir ?), le problème est plutôt dans la facilité avec laquelle ces rumeurs se diffusent, s’intègrent, et se justifient en tant que telles. Un milieu où tant de petits harceleurs et harceleuses prospèrent est un milieu qui n’a même plus besoin que l’État s’en mêle pour pourrir sur pied.
Comment sortir de cette situation délétère, dans laquelle il n’y a même plus besoin qu’un État fomente des plans tordus pour que la désagrégation opère, pour que la compréhension des mécanismes de pouvoir (ce qui est quand même le premier pas pour s’en prémunir) s’annule face à l’excitation de discréditer, de manipuler, d’humilier, de harceler ? On espère que l’identification de ces mécanismes, de leurs points communs avec le pire de ce que les États et tous les pouvoirs pratiques, la discussion autour des ressorts mis en œuvre peut contribuer à en sortir.