Conspirationnisme : Qu’est-ce qui se cache derrière de quoi est-il le nom ?

Vendredi 18 novembre 19h30

Les théories du complot sont au moins aussi vieilles que l’antisémitisme. Certaines ont même été mobilisées comme hypothèses et politiques génocidaires d’Etat, tel que sous le régime nazi. D’autres formes de théories du complot ont permis la permanence de climats de terreur : il y a eu un complot hitléro-trotskyste permanent aux yeux du régime stalinien face à un complot judéo-bolchévique aux yeux des nazis et de l’extrême-droite, il y a eu complot rouge aux Etats-Unis durant le maccarthysme, puis vert dans les années 90… C’est que la suspicion d’un complot permanent s’enracine toujours dans un point de vue paranoïaque du pouvoir, du contrôle, de la flicaille et de la traque, puisque comploter a, en effet, toujours été une pratique d’Etats ou de proto-Etats. Mais, tout comme les Etats, tout comme le pouvoir de la police, de la justice, de la surveillance, tout comme tout, les complots ont des limites. Ce sont ces limites-là que les adeptes de théories du complot dénient complètement, faisant du monde entier et des actes humains un vaste complot orchestré… ce qui ne peut qu’aboutir à dénier toute possibilité de révolte, de spontanéité, de ruptures, et on a déjà vu dans le passé ce type de raisonnement se retourner contre des luttes et des mouvements. Oui, le gouvernement italien dans les années 1970 a bel et bien eu des liens avec l’extrême-droite organisant certains attentats… mais, commencer à réduire l’entièreté de l’autonomie italienne à cela, c’est devenir l’ennemi du mouvement. Oui, des flics infiltrés dans des mouvements sociaux, ça existe… mais basculer dans le raisonnement (sans doute provoqué par de la stupeur) faisant de tous les mouvements sociaux des projets policiers, c’est de même devenir l’ennemi de ces mouvements. A chaque fois, c’est prendre un morceau de réel (souvent un morceau policier et étatique) pour la totalité. Et alors il ne reste plus rien pour penser l’autonomie, la subversion et la liberté !
Depuis quelques années, de plus en plus de constructions de type théories du complot naissent en marge de pouvoirs d’Etat, à travers internet et d’autant plus via les réseaux sociaux, jusqu’à s’exprimer, notamment depuis la pandémie de covid, dans des manifestations et dans des discours de défiance vis-à-vis de certaines politiques d’Etat. Cette intériorisation de points de vue de l’Etat de la part d’individus qui ne participent pourtant pas au maintien de l’ordre pose question, et nous aimerions, lors d’une première discussion publique consacrée à ce phénomène diffus et pluriel (dont il est nécessaire de saisir la matrice commune), comprendre à quel point est-ce qu’on peut penser une spécificité du «complotisme» au XXIème siècle. Puisqu’absolument rien d’émancipateur ne peut émaner d’une vision du réel hyper-rationalisante, réductrice et paranoïaque, les perspectives révolutionnaires porteuses d’espoir d’émancipation doivent à un moment ou un autre s’y confronter, d’autant plus depuis que des thèses complotistes se diffusent dans des mouvements sociaux. Qanon, Chemtrails, 11 septembre 2001 et franc-maçons… il nous faudra nous pencher sur l’apparition de toutes ces théories fumeuses.
Les critiques du complotisme émises par les institutions incarnant la Raison, les Lumières et la Connaissance font évidemment l’impasse sur tout un domaine de questions qui nous intéressent : quels sont les liens entre ces théories du complot ayant émergé en ligne, en marge, et l’existence de lieux de pouvoir, de séparations entre ceux qui pensent, disent, parlent, «cultivent», et ceux qui triment ? Qu’est-ce qui, dans le capitalisme géré par des Etats, offre un terreau à ces thèses paranoïaques ? Quel rôle jouent ces théories du complot dans l’actuel climat d’impuissance ?
On aimerait se demander si un rapprochement entre les phénomènes religieux et les différents complotismes de maintenant peut avoir un sens. Il semble y avoir quelque chose de l’ordre d’une mystique amour-haine de l’Etat dans les lectures complotistes : de la défiance et en même temps de la fascination ont l’air de motiver toutes les entreprises de quête du «caché» qui aboutissent toujours à la mise en scène d’un pouvoir omnipotent et omniscient – remplissant le rôle d’un Dieu. Les théories du complot n’ont-elles pas quelque chose à voir avec les mythes et avec les fonctions sociales de ceux-là ? Sont-elles en passe de devenir des mythes mobilisateurs, comme les mythes religieux et les mythes nationaux, si nous ne faisons rien pour empêcher cette floraison puante ? Cet étrange mimétisme «amoureux» de l’Etat permet, en creux de la formulation de thèses complotistes, de sédimenter des groupes politiques en sectes. Le complotisme renforce ainsi inévitablement le sectarisme en politique, autant qu’il permet des alliances entre les groupes, sur fond de schémas de pensée complotistes communs. Ainsi, dans des manifestations «antivax» on peut voir des personnes convaincues que le covid est issu d’un complot nazi côtoyer des adeptes du complot juif mondial. D’autre part, des Partis politiques tentent en effet de capter la fonction «mobilisatrice» de ces théories nées parfois dans la solitude et la misère sociale et affective d’un face-à-face avec un écran d’ordinateur. Le Comité Invisible et sa plateforme promotionnelle Lundi Matin essayent depuis un an d’attirer dans leurs rangs et dans leur perspective politique les complotismes, via des articles proposant que la peur soit un dénominateur commun révolutionnaire…tout en se gardant bien évidemment de continuer à séduire un autre lectorat, cette fois-ci «anti-complotiste». Cet oecuménisme de la vérité toute relative était exposé au moment même où paraissait l’anonyme Manifeste Conspirationniste. Il nous semble nécessaire de combattre une telle proposition politique (qui présente les complotismes comme des endroits d’intervention révolutionnaire), en réaffirmant que la peur lorsqu’elle se cristallise socialement n’a jamais conduit politiquement et historiquement qu’à de la lâche impuissance, ou bien pire, qu’à de la répression et de la terreur.
Ce type d’opération politique, qui tente donc de faire fructifier les complotismes afin de les ramener à soi, fait l’impasse sur une réflexion que nous pensons essentielle : celle portant sur le rapport aux délires paranoïaques et sur le rapport à une altérité délirante. Cette discussion peut être propice à creuser des réflexions déjà entamées à la bibliothèque, sur la question du soin, car il est indéniable, depuis la pandémie de covid, que de plus en plus de personnes sont confrontées, dans leurs cercles proches, à des relations avec des schémas de pensée complotistes et délirants qu’il s’agit alors non plus de comprendre du pur point de vue de l’analyse politique, mais du point de vue du soin. Questions délicates, complexes, que nous aimerions ouvrir sans aucune prétention à détenir la moindre vérité pratique, puisque les situations sont alors toujours très singulières. Qu’est-ce qu’une théorie du complot assouvit comme besoins, désirs, fantasmes et peurs ?
Ces questions-là peuvent, enfin, nous amener à questionner l’histoire des théories révolutionnaires du point de vue de ce péril de réduction du réel : le marxisme orthodoxe et son économicisme ne peuvent-ils pas avoir quelque chose de proto-complotiste, en supposant en permanence les lois du capital «derrière» tous les actes humains ? Quel rôle le situationnisme a-t-il joué et joue-t-il encore dans la confusion entre fiction et réalité dont hérite l’appelisme ? Que reste-t-il de la possibilité d’une autonomie si l’on croit en un complot judéo-maçonnique qui dirige le monde ?
Echangons idées, pistes et lectures sur cette vaste problématique, car, malheureusement, tant que des révolutions ne viendront pas grandement perturber le réel, les théories du complot continueront sans doute à se cristalliser pour le pire, dans des pratiques sociales anti-émancipatrices comme dans des terreurs délirantes individuelles.
Il n’y a pas d’arrières-mondes, la triste réalité crève les yeux.