Brève réponse à une « attaque » discursive

« L’esprit humain est capable de tout »
Maupassant

« Les autres changent, nous on ne change pas ! »
Slogan martelé par les cortèges de la CNT des années 90

          Avis de tempêtes, « bulletin anarchiste pour la guerre sociale », publie dans son numéro 14 son avis sur la dernière brochure co-éditée par les Fleurs Arctiques et Ravages Editions : Contre l’anarcho-libéralisme et la malédiction des Identity politics. C’est dans la rubrique « Le coffre aux perles », le titre c’est « lost in space », et c’est une attaque manipulatrice, irraisonnée, haineuse, indiscriminée pourrait-on dire, non seulement d’un texte (en fait plus exactement de la traduction collective d’un texte précédée d’une introduction qui rend compte des discussions qu’a suscité ce travail de traduction au sein d’un groupe de lecture réunissant une dizaine de personnes, mais la « critique » acerbe n’en tient et n’en rend pas compte), mais aussi d’un lieu, d’un projet, et, comme le bazooka cherche aussi paradoxalement la précision dans le tir, d’une des personnes, ciblée quasi-ouvertement, qui participent à ce lieu. Alors il nous faut répondre, brièvement, parce que ce qui est dit est malhonnête, mensonger, et à vrai dire autoritaire, détestable et indigne à tout point de vue.

En substance (si tant est que l’on puisse qualifier ces propos de substantiels), le texte d’ADT accuse notre brochure de renier (grands dieux!) l’anarchisme, et s’appuie sur cette affirmation pour assigner notre projet à « l’autre côté » de l’anarchisme, selon les vues de notre auteureuse – car tout ce qui n’est pas anarchiste, enfin, tout ce qui n’est pas anarchiste selon les définitions unilatérales de l’auteureuse, est nécessairement favorable à l’autorité. Sans même entrer dans les détails d’une analyse rhétorique qui eût tôt fait de renvoyer ce texte aux poubelles de la sophistique, la simple composition de la bibliothèque des Fleurs Arctiques interdit la possibilité même d’un rejet de l’anarchisme de notre part.

La réponse aux éléments de critique que contient ce texte plein de bile sera brève. Sur ce qui est dit de la brochure, il est évident que c’est une lecture extrêmement malveillante, jusqu’au contre-sens. ADT prétend que la brochure affirmerait que l’anarchisme est une identité politique dont il faudrait se débarrasser. Si l’on regarde la page 3 citée à l’appui de cette falsification, il est bien clair que c’est tout le contraire qui y est affirmé, puisque notre réflexion différencie l’anarchisme lui-même comme hypothèse révolutionnaire, et sa version identitaire qui le vide de son sens et l’enferme dans une geste auto-conservatrice et réactionnaire, comme tous les identitarismes, comme toutes les idéologies rigides et prescriptives, ce que n’a jamais eu pour projet d’être l’anarchisme, hormis pour quelques idéologues figés, anarcho-léninistes et soi-disant « invariants » (et fiers de l’être, apparemment). La fameuse page 3 incriminée prévient que nous avons traduit ce texte : « afin d’apporter de l’eau au moulin des débats actuels sur les questions identitaires au sein des milieux radicaux d’extrême gauche ». Nous précisions d’ailleurs qu’elle est « ici abordée sous l’angle de la manière dont les Identity politics vident l’anarchisme de son sens… ». D’ailleurs c’est aussi ce que fait le texte que nous avons traduit, qui critique justement l’anarcho-libéralisme en tant que politique des identités, au nom de principes anarchistes affirmés comme tels.

C’est clair, l’avis d’Avis de tempêtes est un contre-sens malveillant fondé sur une lecture volontairement faussée. Relisez donc cette fameuse page 3, et remarquez à quel point on cherche ici à faire passer des vessies pour des lanternes, à construire en inquisiteur un procès d’intention politique de type moral et paternaliste, dédaigneux, à créer de fausses polarisations, de fausses tensions, à faire penser finalement qu’il faudrait se méfier de tout, que lire ce qui est écrit ne suffit pas, qu’il faut une boussole, des avis de tempête éclairés, et finir par être celui qui tient le baromètre pour des lecteurs asservis auxquels on dénie toute possibilité de compréhension autonome. La deuxième malhonnêteté est de taille, c’est certainement la pire de toutes, elle ne s’embarrasse pas de sources (et comment même prétendre en trouver…), elle n’a rien à voir avec la brochure dont il est question. C’est sans doute le résultat d’une enquête de moralité faite en interrogeant nos voisins de paliers : nous serions opposés aux « pillages des boutiques et aux incendies de bien publics » perpétrés par « ceux qui endossent un gilet jaunes pour [le faire] ». Notre réponse est sans équivoque. Nous affirmons ici sans sourciller que nous sommes favorables aux pratiques très spécifiquement citées (et citées sans explications autres que l’affirmation d’une radicalité toute discursive, érigée en mesure de toute chose) ainsi qu’à toutes celles qui s’opposent à l’État et au capital, sans pour autant que les considérations vestimentaires importantes pour notre météorologue ne soient prises en compte. Pas possible de trouver une condamnation de pillage dans les textes des Fleurs ou dans les cerveaux de ceux qui animent ce lieu, il suffit de lire les textes, de venir discuter – si ça intéresse et si on n’est pas trop hypnotisé par cette pensée magique et ses calomnies milieutistes – pour s’en rendre compte naturellement.

Car c’est aussi une manière de balayer globalement notre projet par le mépris et l’ironie, donc en faisant l’économie d’argumenter, une sorte d’effet de trollage cynique sur beau papier, pas moins minable que le trollage sous sa forme virtuelle sur « réseau social ». Effectivement aux Fleurs Arctiques, contrairement à d’autres lieux parisiens, nous faisons l’hypothèse que le débat, la confrontation des idées et des points de vue anti-autoritaires peut nourrir utilement l’hypothèse (et les barricades) révolutionnaire, plus utilement en tous les cas que de s’enfermer dans sa chapelle, anarchiste ou communiste, en construisant ses petites relations politiques en bonne entente cordiale de milieu avec les autres chapelles pour ménager la chèvre et le chou, tout en gardant sa radicalité de papier intacte. Alors libre à l’auteureuse d’ADT de défendre l’idée que l’anarchisme en tant qu’identité est subversif. Le fait de choisir un créneau politique par le bétonnage identitaire fait effectivement partie de ce que nous critiquons ; nous pensons que l’identitarisme « vide l’anarchisme de son sens ». Nous avons d’ailleurs organisé récemment une discussion ouverte pour en débattre, de cette proposition d’en terminer avec l’identitarisme et la polarisation mondaine des chapelles et, bien malheureusement, le point de vue chevaleresque anarcho-anarchiste tueur de dragons développé et promu par Avis de tempêtes ne s’y est hélas pas exprimé, et ce malgré sa légendaire courtoisie en territoires red-and-blacklistés. A contrario, l’auteureuse, plutôt que de venir en personne assumer son point de vue, a préféré instrumentaliser une de nos brochures pour pouvoir s’affirmer lui et sa singularité politique présumée par « bulletin » interposé.

Enfin, ADT sermonne honteusement un de nos compagnons. Mais avant tout, avant même de le sermonner il prend bien garde de le loger. Il commence même par-là, en le désignant de manière grossière et quasi-policière (en quoi est-il nécessaire ici de l’assigner à tous comme participant à un autre projet clairement identifiable…). Le caractère honteux de cette forme dérisoire d’attaque est évident dès l’utilisation à la 3ème ligne du terme de « transfuge » (voir l’encart pour quelques précisions utiles). Se prendrait-on ici pour la police politique de la RDA en validant ce terme utilisé pour les passages de l’Est à l’Ouest pendant la guerre froide ? Pour un-e anarchiste revendiqué-e, c’est assez peu identitaire, ça en serait presque courageux, si ce n’était pas se placer du côté de pratiques à ce point ennemies des anarchistes, comme d’ailleurs aussi des communistes anti-autoritaires, les révolutionnaires avec un seul « r » au début. Pas d’inquiétude, l’individualisme de notre compagnon va bien, ses lectures de Stirner le regardent, il n’est pas « perdu », ni dans l’espace, ni dans le marécage politique dans lequel ADT évolue, pas besoin de Tcheka quasi-anarchiste pour le rappeler à l’ordre ou lui faire la leçon en se plaçant dans une position d’autorité qui fait peine à regarder pour un anarchisme aussi fier et neurotypique. Mais il faut bien remplir la rubrique « liste rouge » (ou noire), le « coffre aux perles » du bulletin, comme un bon vieux stal en blouse blanche ou à tribune qui renforce la cohésion interne, ici de la petite bande affinitaire, par l’exclusion et le lynchage symbolique (on dit trollage, par chez vous, non ?) des éléments incontrôlés, jugés trop indépendant ou déloyaux, déviants en quelque sorte, donc déviationnistes. Oyez, oyez braves gens du milieu (à qui s’adresse ADT), de faux anarchistesTM transfuges se sont peints en noirs, visez les dans le dos et rapportez-moi les scalps. Transfuge… pourquoi pas « renégat », « apostat », « sang-mêlé » ou « bâtard » tant qu’on y est… On aura vraiment tout vu.

Le titre d’un article précédent du même journal aurait fait ici bon effet : « les leçons du proc’ »… Au risque de défriser l’anarchisme identitaire malveillant et à géométrie variable de l’auteureuse, nous ne retiendrons rien de ses leçons d’orthodoxie mal ficelées, sauf qu’elles ont été écrites et publiées dans son petit journal.

C’est d’ailleurs bien dommage d’utiliser sa longue vue, du haut de son phare et au milieu de la tempête, pour observer ce qui est tout près de soi, ça déforme, et c’est terriblement mesquin. Mal utilisé, ça grossit ce qu’on voit, mais ça rapetisse celui qui regarde : une longue vue, même si on se pense discursivement tout puissant, ça s’utilise pour regarder au loin…

On ne voit pas quoi faire d’autre que de renvoyer l’auteureuse de cette  suite de mots probablement très anarchiste®  au texte de Prudhommeaux, Les libertaires et la politique, autour duquel nous avions organisé il y a quelques temps une discussion intitulée « les révolutionnaires entre politique et insouci », pour en faire une recension savante dans son coffre aux glaires, puisque c’est toujours mieux qu’une discussion ouverte, sans fuite possible. Prudhommeaux identifie ces deux pôles possibles et tous deux problématiques pour la position révolutionnaire : la politique enlisée dans ce monde, et l’insouci qui garantit sa pureté par le fait de s’en extraire radicalement (et illusoirement)*. Cependant, Prudhommeaux n’avait pas pensé à cette possibilité indigne d’habiter les deux à la fois, la politique ET l’insouci, le calcul à courte vue ET l’indifférence aux êtres et au monde. Sans doute ne considérait-il pas les positions proto-crypto-nétchaïeviennes dignes d’être prises en compte en tant que positions révolutionnaires, qui sait peut-être pour des raisons éthiques, voire au nom d’une éthique anarchiste, qui se ferait un principe de bannir l’escroquerie, la falsification, la malveillance et le mensonge des rapports entre compagnons et/ou camarades, et qui affirmerait radicalement que nous sommes les uns pour les autres des fins et non des moyens. L’inverse, considérer les autres, ses compagnons, ses camarades, comme des moyens, fait partie intégrante de ce monde et des sales rapports qu’il propose, et l’anarcho-libéralisme critiqué dans le texte que nous avons traduit en est un des avatars. « Être anarchiste », n’est-ce pas commencer par considérer qu’on est libre de refuser volontairement ces rapports et leur monde, et s’y attaquer sincèrement ? Merci donc par la suite de préférer une instrumentalisation de la prochaine brochure de Bouygues pour affirmer une personnalité admirable et irréprochable devant la haute autorité anarchiste AOC (puisqu’une telle instance semble se battre pour exister), qu’ADT prétend incarner, plutôt qu’une brochure réalisée par nos soins.

Contre la politique, contre les identités, et si on redevenait vivants et révolutionnaires ?

Encart : rubrique « le sens des mots »

Un « transfuge », c’est quoi ?

Historiquement, c’est comme cela qu’étaient nommés (par le commandement militaire et par l’extrême droite) les engagés français en Algérie qui passèrent avec armes et bagages du côté de l’« ennemi ». C’est aussi comme cela qu’on appelait du côté de Staline en URSS ou bien du PCF en France, ceux qui avaient quitté le navire ou émis des critiques du petit père des peuples (Boris Souvarine ou Ngo Van furent par exemple qualifiés ainsi par les Partis Communistes respectifs). Voilà pour quelques exemples historiques. Dans le dictionnaire, maintenant :

Transfuge : nom et adjectif 1. nom masculin MILITAIRE Déserteur qui passe à l’ennemi. synonymes : traître. 2. nom Personne qui abandonne son parti pour rallier le parti adverse ; personne qui trahit une cause.

Alors au nom de quel aberrant parti anarchiste, de quelle horrible armée identitaire accuse-t-on ici notre compagnon d’être un « transfuge » ? Quelle ligne aurait-il donc trahi en participant à un lieu comme les Fleurs Arctiques ? Si c’est pour être ainsi rappelé à l’ordre, vive l’exfiltration réussie ! Un réseau clandestin d’émancipation pourrait s’avérer nécessaire pour accueillir les « transfuges », ceux qui doutent, se questionnent, cherchent à élaborer leur propre point de vue, ceux qui penseraient par exemple qu’entre anarchistes et communistes anti-autoritaires la discussion est possible, voire intéressante… et même plus, si affinité !

 

* Pour ceux que cela intéresse, voir le texte de Prudhommeaux et la présentation de la discussion en question, en allant les lire soi-même comme des grands, au lieu de se contenter des digests malveillants produits par ADT ou autres.