Honte et masochisme moral, mauvaise conscience répressive : que faire du cringe ?
Vendredi 27 mai 19h30
Dans la panoplie des termes que notre époque hyper morale utilise pour qualifier (décrire, louer, revendiquer, blâmer, exclure, à ce stade peu importe) les comportements sociaux, le cringe attire notre attention. On voit bien ce dont il parle, au fond, et pourquoi ce sentiment très particulier de malaise et d’humiliation, répondant à l’intériorisation d’une représentation normative et répressive du regard des autres, a pu avoir besoin d’un terme spécifique. Entendre sa voix enregistrée, c’est cringe, parler trop fort quand tout le monde se tait aussi. Mais attention : quelqu’un qui délire dans la rue, c’est super cringe aussi, comme un macho qui traite trop mal les femmes. Un tatouage avec une croix gammée c’est vraiment très très cringe, se considérer comme beau gosse avec un mulet aussi, et ainsi va la relativisation et la dépolitisation qui l’accompagne.
Au départ, il s’agit bien d’un sentiment désagréable ressenti pour soi-même, une hypersensibilité à l’émergence soudaine et inévitable, perçue comme unanime, du jugement des autres, qui nous rappelle que ce que nous sommes pour nous-mêmes n’est pas exactement identique à ce que les autres en voient, et parfois nous condamne à incarner à nos propres yeux, une altérité insupportable, un sentiment qu’on pourrait rapprocher de « l’inquiétante étrangeté ».
On cringe d’abord pour soi, au moment où on valide que le regard des autres tel qu’on l’intériorise a raison, mais très vite le rapport s’inverse, et, comme pour conjurer une fois pour toute cette peur de la mise au ban sociale pour un comportement déplacé, on se met à cringer à la place des autres, puis au dépens des autres, et dans une identification malveillante qui très vite devient rejet, on ressent la honte à leur place, et on leur en veut de ne pas la ressentir et peut-être aussi d’être plus libres que soi. Et voilà ce qui fait le cringe aujourd’hui : dans une inversion des positions troublante, on conjure le risque du jugement des autres, ou la compassion face à ce risque, en incarnant la place du juge, et, ce faisant, on valide ce judiciarisme moral qui décide des limites de ce qui est socialement acceptable. Et ainsi chacun contribue à l’institution et au bétonnage d’un code informel des bonnes pratiques morales et sociales, de ce qui se fait ou ne se fait pas. Ce qui ne se fait pas, on le moque, on l’humilie, on le harcèle — on le lynche, on l’enferme, on le tue. Et à bon droit puisque, ce faisant, on sépare et protège la normalité de ses marges ; ou plutôt on se sépare et on se protège du risque de la marginalisation, en s’installant dans la normalité et en installant la normalité autour de soi. Car qu’on rejette ce qui produit cet effet de malaise, ou qu’on s’en obsède de manière morbide (il existe paraît-il des « cringe parties » et les réseaux sociaux produisent des relations terribles entre amateurs et fournisseurs de cringe, ces lol cows qui obéissent aux injonctions sadiques de fournir de quoi se moquer en s’exhibant selon le bon vouloir de leurs harceleurs), l’unanimité supposée autour de ce qui produit le cringe délimite la normalité de l’anormalité, et constitue le rapport actuel à ce qui s’est appelé en d’autres époques le monstrueux.
La diffusion et l’acceptation du cringe est peut-être donc à penser comme un retour de la centralité de la honte comme outil de maintien de l’ordre des choses et du bon fonctionnement des rouages mondains, puisque c’est au fond de cela qu’il s’agit : utiliser la honte et l’humiliation (diffusées et ressenties) comme régulateur des comportements sociaux. Ce processus n’a rien de nouveau, on peut même dire qu’il a fait ses preuves, puisqu’on le voit déjà à l’oeuvre dans la Genèse, la honte étant une des trois punitions divines qui accompagnent la chute du paradis et établissent le sort de la condition humaine. Toutes les religions en font un outil actif de contrôle et d’obligation à l’obéissance. Sécularisée, elle s’immisce au cœur des relations sociales, régule l’éducation des enfants, voire leur dressage si trop de bizarrerie risque de faire honte à leurs parents, elle sert la domination des femmes (on ne peut quand même pas tout se permettre…), le refus le déni de toute sexualité « déviante », et impose d’écarter tous ceux dont l’étrangeté du corps ou de l’esprit peut produire chez les autres cette « honte pour autrui » qui n’a rien de bienveillant. Une partie du 20ème siècle s’est révoltée efficacement contre ces valeurs oppressives, et, des dadas au queer, du punk à mai 68, on peut lire des poussées de refus de se laisser réguler par la honte des autres.
C’est d’ailleurs peut-être parce qu’une après l’autre, ces poussées émancipatrices se sont retrouvées instituées en contre-cultures produisant leur propre appareil normatif, que l’on voit aujourd’hui se déployer le retour de cette morale de la honte et de l’humiliation, d’une manière qu’on pourrait dire très « transversale » puisqu’il n’y a plus de curé pour régner sur ce qui se fait ou ne se fait pas, sous une forme peut-être atténuée, mais certainement démultipliée par les réseaux sociaux. La particularité du cringe réside dans le fait qu’il traite de la même manière tout ce qu’on ne comprend pas et tout ce qui doit être spécifiquement combattu : l’anormal, l’étrange, l’altérité radicale de la même manière que le sexisme, le racisme, le fascisme — tous réduits au rang de « mauvais comportement ». Ainsi, un « relou » en soirée sera cringe, qu’il parle trop fort ou qu’il soit nazi. C’est la forme qui compte, c’est elle qu’on valide ou qu’on condamne, le racisme « ça ne se fait pas », comme les gros mots ou mal s’habiller. Tout est question de paraître, de réputation, et c’est l’ensemble du champ politique et social qui se retrouve envahit par cette machine à valider et à exclure, en lieu et place des conflits par lesquels s’ouvriraient des possibilités d’en finir vraiment avec ce monde, mais aussi d’accueillir l’altérité comme elle le mérite.
On se demandera donc ensemble quoi faire du cringe, en quoi il ressemble aux formes de répression morale par la honte qui l’ont précédé, en quoi il en diffère.