Vendredi 10 octobre – 19h30
je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris.
Alfred de Musset,
La confession d’un enfant du siècle
Si l’air du temps s’avère difficilement respirable jusqu’à ce qu’une poussée révolutionnaire vienne balayer ce smog fait de travaillisme, d’exploitation, de judiciarisme, de pouvoir, de seum, de développement personnel, d’obéissance et de dominations imbriquées, il appartient à ceux qui aspirent à un vent émancipateur de comprendre de quoi cet étouffement est fait, plus précisément, qu’est-ce qui en cause l’épaisseur ici et maintenant. On s’attache à en discuter régulièrement ici quand on parle de la postmodernité, en essayant aussi de comprendre pourquoi les critiques de cette époque virent souvent à la Réaction. On voudrait aujourd’hui poursuivre ces questionnements en se demandant d’où vient le fait que, alors que, comme tous les révolutionnaires, on vient après plusieurs générations qui ont élaboré autour de cette question, on a aujourd’hui une impression d’évoluer dans un vide conceptuel déroutant. Les dites « grandes hypothèses » ont fait leur temps (et tant mieux) sans pour autant que le champ ouvert soit investi par des perspectives confrontatives et émancipatrices. On se demande si ce qui semblait encore tenir debout comme analyses à poursuivre ou auxquelles se confronter n’était pas que des restes en cours d’érosion, désormais impalpables, et c’est bien souvent le pire qui perdure encore. L’extrême gauche se plaît à ventiler du folklore tankie, l’anarchisme devient un cosplay compatible avec l’appel au vote, on peut désirer « l’ordre moins le pouvoir » sans se souvenir que Proudhon est une raclure misogyne et antisémite, tout en portant l’anti racisme et le féminisme en boutonnière, et surtout on dirait qu’il n’y a plus de sol sur lequel marcher, courir, lancer des pavés, lutter.
Beaucoup de camarades et compagnons plus expérimentés semblent penser que le niveau des réflexions et des pratiques politiques a chuté drastiquement ces quinze dernières années. De fait, les structures formelles et informelles qui permettaient à des individus parfois en désaccord sur les tactiques et parfois sur le fond de discuter, débattre, parfois s’embrouiller (de façon féconde, ou non), et surtout tracer de nouvelles perspectives de luttes et de solidarité offensive semblent toutes avoir été détruites, par à-coups, par la répression, ainsi que par des militants arrivés plus récemment, et n’ayant pour la plupart pas connu ces espaces et formes d’organisation, ni profité de l’atmosphère de transmission pratique et théorique des plus expérimentés dont les générations précédentes bénéficiaient. C’est aussi une certaine forme d’internationalisme qui se perd lorsque tout semble rivé à gauche sur des problématiques franco-françaises, s’expliquant par un retour de la gangrène nationaliste, particulariste, raciste et racialiste à gauche. Comment ces espaces de réflexion et d’organisation anti-autoritaires sont-ils tombées ? Que s’est il passé ? Pourquoi le niveau théorique a t il chuté ? Pourquoi les pratiques courageuses ont elles quasiment disparues ? Comment ce qui constituait une force anti-politique qui faisait trembler le pouvoir (et que celui-ci appelait la « mouvance anarcho-autonome ») a t il cessé de mettre l’ordre public à mal au profit des partis politiques et des syndicats (abandonnant ainsi le principe fondamental de l’autonomie), au profit d’une pseudo-guerre définie comme culturelle ; idée gramsciste passée dans le creuset de l’extrême droite puis revenue à gauche avec l’essor des influenceurs/streamers et autres petites stars pathétiques de la contestation, défendant des théories (parfois nouvelles parfois anciennes) qui ne s’attaquent plus ni à l’État, ni au capital (qui, par ailleurs, les finance et les chapeaute). Les « c’était mieux avant », la nostalgie tendanciellement réactionnaire d’un passé toujours déjà lui même insatisfaisant, ne nous satisferont pas, cherchons ensemble à comprendre cette époque qui semble vouloir à tout prix nous empêcher de lutter, avec la complicité du pouvoir et donc de la gauche du pouvoir. Comment sortir du sable mouvant de l’apathie et de la dépolitisation ? Cherchons des pistes.