à partir du film L’Etabli de Mathis Gokalp
Dimanche 22 juin – 16h30

Avant mai 68, le PC voit naitre de nombreux groupes formés en son sein devenir dissidents, voulant s’écarter de la ligne post-stalinienne en réaction à la politique de l’URSS, jugée alors « révisionniste ». Ces groupes s’enthousiasment alors pour la (sanglante) Révolution culturelle chinoise poussée par Mao, et voit dans la Chine la nouvelle patrie modèle du marxisme-léninisme. En mai 68, dans les grèves et les occupations traversées par un foisonnement de tendances très diverses (libertaires, trotskistes, marxiste-léninistes, mao-spontex,…), les maoïstes constituent une part importante du mouvement. Quand celui-ci touche à sa fin, enterré par les accords de Grenelle signés par la CGT, c’est l’occasion pour eux de prôner la prise de distance avec les syndicats et de recentrer l’activité sur la création de l’organisation « à la base » au sein même des usines, avec l’incorporation volontaire de militants de l’avant-garde maoïste dans les usines, censés procéder à l’accentuation des luttes internes aux fabriques contre les tendances réformistes et « révisionnistes » et pousser l’idéologie marxiste-léniniste. C’est le mouvement des établis.
De nombreux intellectuels maoïstes vont ainsi cacher leur statut initial et se faire embaucher dans les usines comme ouvriers spécialisés. Robert Linhart, normalien, élève de Louis Althusser, et militant mao à la Gauche Prolétarienne, est l’un deux. Il se fait embaucher à l’usine Citroën à Porte de Choisy en septembre 1968 et reste à travailler 1 an dans l’assemblage et le travail à la chaîne. Il en tirera le livre L’Etabli sorti en 1978, où il détaille premièrement son accommodement difficile à la vie d’ouvrier (la dureté du travail à la chaîne, les gestes répétitifs harassants, la fatigue physique, les brimades et les pressions exercées par les petits chefs) mais aussi l’organisation du travail à l’usine par les méthodes de surveillance, la répartition raciste des ouvriers, les rapports quotidiens avec les syndicats. Puis, le livre donne le récit de l’organisation de la lutte dans l’usine à travers le déclenchement d’une grève et les débats, les délibérations et les négociations qu’elle provoque. L’Etabli a été adapté en film en 2023 par Mathias Gokalp. On se propose de le visionner ensemble puis de discuter plus largement de la question de l’établissement, en profitant de quelques retours d’expérience.
Ce sera l’occasion ainsi d’interroger la pratique de l’établissement et ce qu’elle traduit dans le rapport idéologique et fétichiste à la « classe ouvrière » et à en « faire l’expérience de sa condition» dont ont pu faire preuve les maos mais aussi d’autres sous des formes différentes. On se rappelle que presque 40 ans auparavant, Simone Weil, jeune professeur de philosophie et révolutionnaire, décida également de devenir ouvrière sur presse chez Alsthom puis fraiseuse chez Renault, expérience dont elle contera la dureté dans son Journal d’usine. Comme Linhart d’ailleurs, elle abrégea son expérience en raison d’un épuisement physique et psychologique (de fait, peu d’établis iront jusqu’à dépasser quelques années d’établissement face à la dureté du quotidien mais aussi les changements dans le quotidien qu’il incombe face à la famille, les amis, les collègues à l’usine …), voyant de fait que l’écrasant quotidien ouvrier laisse plus difficilement la place à la lutte.
On pourra aussi réfléchir plus largement au rapport des révolutionnaires à l’ « enquête ouvrière » (c’est-à-dire l’idée qu’il faut enquêter sur les conditions de vie concrète des ouvriers pour parfaire la théorie et la pratique révolutionnaire) prôné régulièrement par des révolutionnaires depuis le XIXème siècle, de Karl Marx aux opéraïstes italiens dont certaines théories ont eu une influence dans l’Automne Chaud et le Mai Rampant italien en passant par les maos, qui ont poussé cette réflexion à son paroxysme.
Sur un autre plan, s’il y a fort à critiquer dans le rapport idéologique à l’usine et à « faire l’expérience de la vie de l’ouvrier », bercé des illusions autoritaires et ouvriéristes maoïstes, il reste de l’expérience de tous ces établis un engagement conséquent, un dévouement à la lutte, qui paraît en décalage avec notre époque, où la résignation et l’apathie semblent avoir pris le pas sur le désir de faire rupture et de consacrer une partie considérable de son existence à faire cette satanée Révolution !
Un engagement complexe faisant partie de l’histoire des luttes, qu’on se propose donc de discuter ensemble à la bibliothèque.