Quelle place pour la fiction dans la pensée et la pratique révolutionnaire ?

Samedi 23 mars 19h30

Cette proposition de discussion s’inscrit dans la poursuite des réflexions autour de l’utopie qui ont déjà eu lieu à la bibliothèque.

Certains diront, par une opposition franche et nette entre réalité et fiction, que cette dernière n’a pas d’intérêt dans une telle perspective. Après tout, il est vrai que la tenue, par exemple, d’un atelier d’écriture ou d’un ciné-club ne sont pas des activités qui amènent rarement directement à brûler des prisons, des commissariats, ou encore à comprendre idéologiquement et théoriquement les piliers fondamentaux du capitalisme et de la démocratie – ce qui aurait au moins le mérite de clarifier ce qu’il faudrait attaquer en priorité ou non. Une telle posture postule donc l’existence d’une Réalité, laquelle est alors synonyme d’action, d’efficacité, d’augmentation significative de notre pouvoir à maîtriser ce qui se passe dans le monde (cette puissance pouvant être augmenté tant par des actions effectives que par des discussions visant à comprendre comment agir théoriquement pour améliorer l’action – tant que la parole est vassale de cet impératif prégnant d’agir, elle est elle-même considérée comme quelque chose de bien réel et non pas une invention dérisoire de l’imaginaire). Cette même posture idéaliste suppose à l’inverse que la fiction est toujours étrangère à cette réalité politique impérieuse. Alors s’en suivent deux acceptions possibles de la fiction : la première, qui à certains égards rejoint celle du situationnisme, verrait la fiction comme un spectacle, comme un « divertissement », au sens péjoratif du terme, réplique-écran asservie à la réalité et qui ainsi asservit tous ceux qui en profitent, les détournant avec volupté des vraies prégnances politiques actuelles ; la seconde acception rejoint la conception de « l’art pour l’art » de Théophile Gautier : «  il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien… ». En d’autres termes, les espaces imaginaires qui se créent dans la fiction ne sont pas contradictoires avec l’impétuosité du réel, mais ils sont trop fragiles, trop dépendants et vulnérables face à sa gravité pour pouvoir prétendre y peser quoi que ce soit ; au contraire même, s’ils venaient à s’y corrompre, ils se feraient emporter, écraser, tordre, instrumentaliser par la réalité, et il est alors tout à leur intérêt de rester bien à leur place, dans la sphère de la fiction, où ils peuvent nous offrir ce qu’ils ont de plus beau.

Pourtant, s’il peut être tenu pour vrai qu’une fiction paraît fragile, devant une armée par exemple, ne peut-on pas reconnaître également que l’imagination comme capacité d’envisager des nouveaux possibles doit être considérée comme élément nécessaire à la subversion de l’existant ? Si l’on considère que la sensibilité est un des éléments qui, en politique, servent d’aiguillon à la révolte, au refus, et à la solidarité, alors pourquoi une fiction ne pourrait-elle pas transmettre des horizons nouveaux qui résonnent avec la pratique politique ? Nous pourrions même aller plus loin et interroger la pertinence d’un rapport à la politique conçu comme épreuve nécessairement crue et même cruelle de ce que la réalité peut avoir d’horrifiant et de traumatisant. Y a-t-il besoin, pour prendre conscience de l’impératif de la lutte, de vivre dans sa chair fragile d’être humain les pires atrocités que le monde ait porté ? Y a-t-il besoin d’être le premier concerné par l’horreur pour lutter contre ? Ou bien pouvons-nous supposer qu’il y a, à travers la capacité d’imagination et la fiction comprise comme sa concrétion collectivement transmissible, la possibilité d’ouvrir à autrui des espaces de déplacement dans lesquels il n’aurait pas besoin de s’abîmer directement pour comprendre l’importance de la lutte ? Lui épargnant ainsi des blessures profondes qui parfois peuvent se révéler faire bien plus obstacle à une pratique révolutionnaire qu’être son moteur. Enfin, si l’on accepte de postuler que la fiction n’est pas tout à fait étrangère à la pratique politique, peut-on simplifier plus encore le propos et affirmer inconditionnellement que l’imagination possède en elle-même un pouvoir subversif ? En effet, dans un contexte de régime totalitaire, une telle affirmation pourrait trouver un sens au vu des normes répressives appliquées par la censure sur l’art, la littérature et toute forme de concrétisation de l’imagination. Dans une démocratie en revanche, c’est une autre paire de manches. Il y a des normes sociales qui influencent l’imaginaire et la fiction certes, mais de là à dire que l’imagination possède, par sa simple fécondité, un pouvoir subversif contre des mécanismes politiques répressifs, voilà qui pourrait sonner aussi creux qu’un argument de petite intelligentsia appeliste en manque de frisson. Alors, par-delà les postures affirmant d’un côté que la fiction n’a rien à voir avec la réalité d’une émancipation politique, et de l’autre qu’elle est émancipatrice intrinsèquement, comment pouvons-nous penser le rapport entre révolution et fiction ?