Vendredi 11 novembre 19h30
« MOI j’me sens safe quand y a pas de syndicalistes en AG
Les magouilles politiques ça me TRIGGER »
La gauche, renouvelant sa critique réformiste et tout-à-fait bourgeoise du système capitaliste, puise depuis les années 2000 dans les théories anglo-saxonnes du « care ». Pour sauver les reliques d’un Wellfare déjà mort et faire contrepoids à la tendance anti jacobine et anti intervention de l’Etat du libéralisme de la droite libertarienne qui tolère, voire valorise son lot évident d’insouci, de violences, de misères et de morts, c’est à la « bienveillance » des entreprises et des travailheureuses qu’il faut faire appel, post Etat providence et post austérité. Pour donner ce dit « visage humain » au capitalisme de gauche (et lutter contre la mauvaise image produite par les suicides dans une entreprise comme France Telecom par exemple), tout le domaine des relations sociales doit être ausculté, dans une sorte de vaste audit social, par les sociologues, philosophes, experts et managers en vue d’une capitalisation tout sourire au ras de la vie, des désirs et des émotions. Ça tombe pas si mal, c’est aussi une piste d’accroissement de la productivité de l’exploitation (le mal de dos vous empêche d’être efficace au travail ? vite un audit pour changer les chaises au bureau !, l’insomnie vous rend moins productif ? vite des pubs pour les somnifères !). Le care c’est cette idéologie tentaculaire dont une face prétend défendre le soin pendant que l’autre le met immédiatement au service d’une optimisation de l’exploitation. Femmes, valorisez vos compétences d’écoute pour réussir autant que les hommes ! C’est dans un bouquin puant l’essentialisme de l’américaine Carol Gilligan (Une voix différente) qu’est née pour la première fois cette « éthique du care ». Voilà la petite morale qui doit sans doute s’épanouir au sein de maintes grandes écoles où les critiques demeurent évidemment très internes au capitalisme et aux logiques de réussite sociale, où Madame doit sans doute parfois négocier sa première note en arguant qu’elle a eu la charge mentale du care de Monsieur qui n’avait pas prévu son sandwich lors de l’exposé sur COMMENT BIEN EXPLOITER LA VIE DES AUTRES.
Jusqu’ici, rien de très nouveau hormis la volonté d’une part de la bourgeoisie, celle qu’on appelle la Gauche, de réformer le capitalisme par la valorisation de tout ce qu’une vision plus libérale et hardcore du capitalisme traite comme marginal et laisse à la gestion individuelle qui avait et a parfois encore davantage trait à des marges – le bien être, le soin domestique, l’aide de personne à personne…
Rien d’étonnant, donc, à ce que l’idéologie du care oriente de plus en plus le travail social, reconduisant toujours sa logique d’intégration à marche forcée des uns et des autres. Il serait intéressant de réfléchir, pour préparer cette discussion, aux différentes évolutions des mécanismes d’intégration des exclus, des marginaux, des fous et des pas-dans-les-clous, qui s’orientent de plus en plus vers des accompagnements personnalisés, des études des « besoins », des « limites » (quand ce n’est pas juste de la répression toute crue qui s’abat). Nous pourrons nous pencher sur l’élaboration d’une critique de ce renouvellement de l’investissement capitaliste dans le domaine des relations humaines, étant donné que la pandémie de covid a exacerbé toute la brutalité du rapport aux soins, à la vie, à la maladie et à la mort.
Mais dans toute cette affaire d’idéologie (ou de politique) du care, il ne s’agit pas seulement de gestion sociale étatique. Une autre question nous préoccupe, qui a trait à la façon dont le care s’immisce dans les logiques de contestation sociale et les infléchit. L’aspiration à mettre en place des espaces « safe », des endroits et moments censés permettre aux personnes habituellement marginalisées de discuter autour de leur vécu personnel de telle ou telle domination, relève-t-elle bien du soin et de l’attention à l’altérité ? N’est-elle pas inscrite dans cette époque et dans cette idéologie qui se décline dans des versions gestionnaires étatiques aussi bien que dans des techniques de soi ou dans des techniques de gestion collective à vocation plus ou moins subversive ? La constitution d’espaces safe est née à l’origine dans des mouvements contestataires LGBT et féministes radicaux des années 60-70. Ceux-ci voyaient en eux non un moyen de changer les individus, mais de connaître une diversité de situations différentes au sein d’une condition commune qu’on cherchait à abolir (le patriarcat, l’hétéronormativité, etc.). Avec l’affaiblissement de la conflictualité sociale, il semble qu’on ait tendu de plus en plus à voir dans le safe un moyen pour les individus d’incarner « en interne » les changements qu’on souhaite voir « à l’extérieur ». Chose à laquelle le care a l’air d’apporter une justification idéologique. Mais qu’est-ce que l’éthique du care, complètement née au sein d’une perspective de réforme du capitalisme, peut bien avoir à faire dans des luttes, dans des AG, dans des aires de contestation sociale ? Qu’est-ce que des militants peuvent bien trouver de subversif et de critique à un terme introduit en France par Martine Aubry ? Que se passe-t-il quand, dans une occupation de fac, une des préoccupations majeures est la constitution d’espaces safe et la prévention toujours floue de tout ce qui pourrait nuire au bien-être (supposé) des personnes ? Le care est-il une pratique ou une gestion ? Le safe est-il une question de soin, ou une question d’ordre ? Pourquoi aurions-nous besoin d’identifier nos besoins et nos limites ? Qui a besoin d’identifier les besoins et les limites des autres ? Qui a la prétention de connaître ses limites et les limites d’autrui, dans un moment de lutte et de transformation ?
Comment penser l’éthique et le soin dans une perspective sincèrement révolutionnaire ?